Les injustices quand on vit dans le hors emploi

Les injustices quand on vit dans le hors emploi

Chapo
Nos vies à tous sont pleines de choses nécessaires et utiles qui ne sont pas reliées à un travail rémunéré. Tout simplement car nous ne pouvons pas nous passer les uns des autres. Pour bien vivre ensemble, nous avons besoin de présence et d’attention dans notre entourage, de solidarités de proximité, de relais associatifs. Nul ne peut être parfaitement autonome. Ce temps qui nous relie est vital, indispensable, aux riches comme aux pauvres. Nous sommes des êtres interdépendants. La solidarité n’est pas un choix, mais une nécessité.

En entrant dans les histoires de vie des personnes ayant participé à la recherche, nous avons découvert un monde d’entraide et de solidarité, mais aussi un monde d’injustices. Un monde qui pique. Nous avons choisi de regarder en face le quotidien de celles et ceux que l’on traite trop souvent d’assistés, de profiteurs, de fainéants.
Corps

(pour plus de détails, et les exemples de vie rapportés lors du Carrefour de savoirs, voir le rapport "Un boulot de dingue")

Être vu comme quelqu'un d'inutile, c'est être méprisé.

Les personnes qui ne sont pas dans l’emploi prennent leur part dans la prise en charge d’un tas d’activités et contribuent largement à tisser une forme de "protection sociale rapprochée"1. Ces personnes se disent souvent reconnues dans les cercles familiaux ou amicaux où elles réalisent ces tâches. La famille, l’entourage, les personnes que l’on aide, les associations disent "merci", c’est souvent une reconnaissance réciproque.

Mais aujourd'hui, la seule sphère de reconnaissance à laquelle la société accorde une réelle importance est la sphère économique. C'est comme si tout le reste n'avait pas de valeur, était rendu invisible. Et les personnes sont méprisées pour leur prétendue inaction.

Pourtant, le temps passé est important, "on ne compte pas nos heures ", et les effets de ces activités sont bien réels et utiles. Elles produisent du bien-être pour la société ou pour le vivant, et peuvent aussi répondre à des besoins collectifs (exemple : les masques cousus pendant la période du Covid, ou le compostage collectif organisé dans nos quartiers).

Alors comment justifier un tel manque de considération ?  Parler de reconnaissance par la société revient à nommer le besoin de sortir du mépris.

Être vu comme quelqu'un de fainéant est insupportable

Vivre dans la sphère du hors-emploi est difficile étant donné le regard que la société porte sur les personnes concernées. C’est comme si tout le temps vécu dans le hors-emploi était un temps "pour rien". Véronique raconte qu’elle ne présente pas ses activités bénévoles comme du travail quand elle en parle à ses proches. Mais ils lui répondent : "Tu y passes tellement de temps, c’est du travail !"

En outre, le temps passé, notamment, à "se rendre employable", est important et constitue une bonne part des activités hors emploi. Marie-Anne Dujarier invite à faire l’inventaire des activités qui visent à "constituer son employabilité, à produire bénévolement dans l’espoir d’être embauché."2.

Par ailleurs, on constate chez celles et ceux qui sont dans l’emploi que ce dernier prend le pas sur le reste. Ceux qui travaillent n’ont souvent pas le temps de faire autre chose, alors même qu’ils le souhaiteraient. Dès que l’emploi est présent, il met "en tension" le temps nécessaire à d’autres activités.

Enfin, dans notre société, l’idée même de "faire une pause" est souvent mal vue. On en arrive à des formes de culpabilisation des moments de répit, de repos, de respiration nécessaires à toute vie humaine. Pourtant, c’est nécessaire, beaucoup plus utile qu’il n’y paraît : s’arrêter pour pouvoir repartir.

Le manque d'argent augmente la pénibilité du quotidien

La réalité de la vie hors emploi est avant tout une réalité de précarité. On a besoin d’argent pour vivre, manger, rester au chaud, sortir du stress d’une vie précaire. "Si l’argent ne fait pas le bonheur, son absence peut faire le malheur", rappelle Sabine.

Il est dur de voir des personnes contribuer fortement et utilement à la société par des activités de soutien familial, d’entraide, de solidarité au quotidien ou encore de bénévolat, sans pour autant réussir à joindre les deux bouts.

Ce maintien dans la pauvreté est insupportable. Vivre avec trop peu conduit de nombreuses personnes à exercer des travaux nombreux, complexes, chronophages et difficiles, tel que le « travail de papier»3 pour obtenir ou justifier des aides. Par ailleurs, sans argent, des tâches supplémentaires sont à assurer, qui augmentent la pénibilité du quotidien, déjà fragilisé. Ceux qui vivent en situation de précarité sont obligés de mettre en place des stratégies fines pour tenir jusqu’à la fin du mois. C’est une attention permanente, une gestion fine de son budget, par exemple sur l’alimentation : "chasse aux promos", optimisation des déplacements, suivi des dépenses au plus près. C’est une charge mentale importante et cela prend beaucoup de temps. Il faut le vivre pour en prendre la mesure.

Reconnaitre que le vital ne se négocie pas.

Certaines activités ne se négocient pas. Elles ne sont pas "optionnelles". Elles s’imposent dans la vie, comme vitales ou essentielles.

C’est souvent le cas des personnes engagées comme proches aidantes. C’est aussi le cas d’activités d’entraide immédiate face à des galères (héberger quelqu’un en urgence, aider à débloquer une situation administrative, passer à la pharmacie pour un voisin…). Toutes ces activités exigent du temps, parfois dans l’urgence, parfois au long cours. Ces activités s’invitent dans nos vies, et on choisit de les faire : c’est ce qui fait de nous des êtres humains, attentifs, interdépendants et fraternels.

Ne pas reconnaître l’importance de ce temps passé revient à nier notre commune humanité et notre interdépendance fondamentale.

 

Ces injustices sont amplifiées par l’inégale reconnaissance des contribution des personnes selon leur place dans l’échelle des revenus : pour les personnes en situation de précarité, une activité d’entraide peut se traduire par une réduction des aides sociales, alors que celles et ceux qui ont des revenus suffisants bénéficient, par exemple, de déductions d’impôt sur le revenu quand ils font des dons.

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1 Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

2 Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée, Paris, Puf, 2021, chap. V : « Faire face à l’hypocrisie de la norme salariale ».

3 Collectif Rosa Bonheur, « Des “inactives” très productives. Le travail de subsistance des femmes de classes populaires », Tracés. Revue de sciences humaines, 32, 2017, p. 91-110.