Sécuriser les activités essentielles

Sécuriser les activités essentielles

Chapo
Quelle reconnaissance de l’utilité, du caractère essentiel des activités exercées hors emploi, et, en conséquence, quelle sécurité peut-on imaginer pour ces activités, et pour les personnes qui les réalisent ?

Comment penser autrement l’emploi, dans une approche qui se réapproprie la notion d’utilité pour privilégier les activités utiles et vitales pour « prendre soin » de la société et de la planète, dans des conditions qui permettent de « s’accomplir » dans le travail ?
Corps

Préserver et sécuriser les activités utiles et vitales.

Comment favoriser les activités utiles et vitales “hors-emploi”, dans des conditions qui préservent la liberté et le choix et tout en sécurisant les parcours de vie ?

Au plan individuel, la question du « bon cadre » a été essentielle pour nous. Nous avons repéré de nombreuses situations où la sphère de réalisation de l’activité (privée, en emploi ou bénévolat) ne s’avère pas être le cadre adéquat pour la personne, comme pour Patricia qui ne souhaite pas prendre toute la charge de l’aidant familial, elle aimerait la partager avec un aidant professionnel.

Il ne s’agit pas de plaider pour que toute activité fasse l’objet d’une rétribution monétaire. La solidarité, l’attention aux autres, l’entraide, sont des moteurs essentiels qui construisent notre commune humanité.

Il ne s’agit pas non plus, bien entendu, de défendre une vie et une société du “libre choix”, ou de croire que l’on peut vivre sans contrainte. Même choisi, un emploi, une activité domestique ou bénévole a ses propres contraintes à prendre en charge.

C’est ainsi que nous nous sommes interrogés.

  • Individuellement, pour chaque activité :
    • est-ce que le cadre dans lequel je réalise l’activité me semble juste ou ajusté ?
    • Est-ce que je la réalise dans ce cadre (et en particulier dans le cadre privé et associatif) par choix ou par contrainte ?
    • Est ce qu’il existe une forme d’exploitation de mon activité par d’autres  ?1
    • Quelle est la reconnaissance de ma contribution ? La société me donne-t-elle la possibilité de faire autrement ?
  • Puis collectivement, : quelles sont les conditions de sécurisation accordées par la société pour ces activités “hors-emploi ”, afin de les réaliser sereinement ?

Outil curseur

Cet « outil-curseur » a été créé pour faire un auto-diagnostic et préciser les conditions dans lesquelles une activité est réalisée. (“est-ce que j’ai le temps suffisant pour réaliser cette activité, ou ai-je besoin de plus de temps ? Est-ce que j’ai des frais pour cette activité ou est-ce que l’activité n’occasionne pas de frais supplémentaires ?, etc… Pour chaque axe, on déplace le curseur en fonction de son auto-évaluation.)
Cette évaluation permet aussi de poser la question de ce qui serait nécessaire  pour bouger les curseurs vers une situation améliorée. Cet outil peut ainsi ouvrir la discussion sur la question des droits qui pourraient être ouverts par ces activités.


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Le travail-emploi, oui, mais pas à n’importe quel prix !

L’enjeu de l’utilité des activités interroge aussi le monde de l’emploi.

Nous ne remettons pas en cause la globalité du travail rémunéré surtout quand il est en phase avec nos centres d’intérêt, nos compétences, nos valeurs. Mais il nous semble essentiel d’interroger la dimension «inutile», et même « nuisible » présente dans certains pans de notre économie du point de vue écologique (activités polluantes, spéculatives, allant à l’encontre d’une nécessaire réduction de notre empreinte carbone…), social (activités liées à l’évitement social, à la désinformation…) ou humain (pénibilité, conditions de travail dégradées…).

Nous avons ainsi pointé un certain nombre de tensions que nous subissons dans notre relation au travail- emploi.

  • Tout d’abord, les emplois dans des activités mortifères pour la planète et pour les humains. Les « étudiants bifurqueurs »2 le disent avec force, qui appellent à un sursaut face à l'urgence climatique. et refusent de travailler pour des entreprises qui n'en font pas assez en matière d'écologie.
  • L’activité dans le « travail-emploi » se fait parfois aussi au détriment des activités du « care ». C’est le cas des personnes qui sont trop fatiguées après leur journée de travail et “ne veulent rien savoir de plus”. Ou de ceux qui sont peu disponibles pour leurs familles.
  • Le « retour à l’emploi à tout prix » se fait souvent au détriment des emplois de qualité. Accepter des emplois précaires, dans de mauvaises conditions, avec des horaires découpées… est-ce que c’est « mieux que rien » ?
  • Il y a aussi la recherche d’emploi, et tout ce qu’on met en œuvre pour se rendre employable, ce que Marie-Anne Dujarier appelle le « marketing de soi »3, c'est-à-dire arriver à se vendre. C’est une pression intériorisée qui est présente en permanence et qui reporte toute la responsabilité de « trouver un travail » la seule personne en recherche. Or les emplois disponibles ne sont pas si nombreux ou les conditions des emplois sont peu acceptables.
  • Nous avons également pointé, l’exploitation de la précarité par le biais du « hope labour »  : « Un travail non rémunéré ou sous-rémunéré effectué dans le présent, souvent pour l’expérience ou l’exposition, dans l’espoir que de futures opportunités d’emploi pourront suivre. »4. Maud Simonet parle de « travail gratuit », y compris quand « le bénévolat apparaît comme une manière de répondre à l’absence »5, notamment de services publics.

On a alors l’impression d’être enfermés dans un modèle où on n’a que l’emploi pour exister, même si c’est sous une forme très dégradée, un modèle qui tire sur la corde de l'exploitation des ressources et des humains.

 

« C'est une restriction de l'existence humaine qui devient une norme très violente car déconnectée de la réalité. On est au point d’aboutissement d’une vision très normative, très dure, de la manière d'être en société »6.

 

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1 Maud Simonet, Et si on travaillait tous et toutes gratuitement ? ARTE, Les idées larges, 19 janv. 2022

2 Fortement médiatisé par les étudiants d’AgroParis Tech en mars 2022.

3 M.A Dujarier, Troubles dans le travail, chap Faire face à l’hypocrisie de la norme salariale, p 285 à 316

4 Kathleen Kuehn, Thomas F Corrigan Hope Labor: The Role of Employment Prospects in Online Social Production, The Political Economy of Communication, Vol 1, No 1 (2013)

5 Maud Simonet L’engagement bénévole (décoloniser le bénévolat des enjeux du travail), CESE, 9 déc. 2021 

6 Nicolas Duvoux, lors du Carrefour de savoirs de novembre 2022