Activités essentielles, utiles, vitales
Activités essentielles, utiles, vitales
Comment nommer ces activités essentielles que nous réalisons, que nous estimons utiles pour soi, pour la société, pour le vivant ? Toutes ces activités du "prendre soin", la "vraie vie" pour reprendre les termes de Joan Tronto1 ? Nous sommes piégés par les mots tels qu’ils sont utilisés par la science économique.
"Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : "Relançons le plus rapidement possible la production", il faut répondre par un cri : "Surtout pas !". La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant. Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privés par la crise actuelle et qui vous donnent la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent pas du tout".2
Pour Patrick Viveret, "la notion d’utilité en sciences économiques se différencie profondément du sens commun. Elle désigne plutôt une demande solvable, qui peut être parfaitement destructrice au niveau social ou environnemental. Il existe d’ailleurs une citation célèbre de l’économiste Léon Walras qui estime que, du point de vue de " l’économie politique pure ", la substance recherchée par un assassin pour empoisonner sa famille est aussi utile, voire davantage, que celle recherchée par un médecin pour guérir un malade. A l’inverse, tout bien ou tout service qui n’est pas susceptible d’être échangé sur le plan monétaire n’entre pas dans la sphère de l’utilité au sens économique. On a donc là un coup de force sémantique hautement discutable". 3
Pour Marie-Anne Dujarier, nous sommes héritiers d’un système qui a défini l’utilité comme ce qui a une valeur économique, ce qui rapporte de l'argent. Cette "définition du mot utilité nous a mené à la plus vertigineuse des désutilités, avec la destruction des conditions de vie sur terre."4
Il en va de même du mot valeur : "Pour ce qui concerne la question de fond, la définition économique de la valeur devrait constituer un sous-ensemble d’une théorie plus globale de la valeur. Celle-ci signifie au sens étymologique du terme les forces de vie et la contre-valeur est ce qui est susceptible de détruire les forces de vie. Ce sous-ensemble de l’économique devrait être surdéterminé par les richesses écologiques et humaines, ainsi que par l’espace démocratique, qui doit être déterminant pour débattre de la hiérarchie des valeurs, ce qui représente un choix de société essentiel"5
.Alors qu’aujourd’hui, on est généralement dans le cas inverse : ce qui n’a pas de prix n’a pas “réellement” de valeur.
Nous choisissons de nous réapproprier cette notion d’utilité pour nommer les activités essentielles, vitales, et donc utiles pour les personnes et pour la planète. A plus large échelle, nous pointons la nécessité d’un débat démocratique pour définir collectivement l’utilité.
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1 Véronique Laurent, L’éthique du care selon Joan Tronto (entretien), Axelle mag, Hors-série N°195-196 / p. 62-65 • Janvier février 2017
2 Bruno Latour, « Imaginer les gestes-barrière contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, lundi 30 mars 2020
3 Patrick Viveret : « Faire de l’économie un espace d’échanges pacifiés » , Propos recueillis par Philippe Frémeaux et Naïri Nahapétian, Alternatives Économiques, Hors-série Pratique n°011 - 09/2003
4 Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail, Sociologie d'une catégorie de pensée, Presses Universitaires de France, hors collection, 2021.
5 Patrick Viveret, « Quelles valeurs pour la biodiversité », le point de vue d’un philosophe, Ecorev n°38, automne/hiver 2011
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