1988-1996. Le RMI, un consensus fragile
1988-1996. Le RMI, un consensus fragile
En 1975, la conjoncture économique se retourne. La croissance ralentit et la France entre progressivement dans l’ère du chômage de masse. En 1976, le nombre de chômeurs passe la barre Ce qu’on appelle « la nouvelle pauvreté » n’en finit pas d’augmenter avec la courbe du chômage. De nombreux hommes célibataires peu qualifiés ne sont concernés ni par les allocations ciblées, ni par les allocations chômage.
Dès 1985, des expérimentations locales d’un revenu minimum sont lancées : « complément local de ressources », « minimum social garanti »... Elles sont financés par les collectivités locales et parfois cofinancés par l’Etat, le Département ou la CAF. Elles reposent toutes sur le principe d’une allocation différentielle accordée aux personnes âgées de plus de 25 ans privées d’emploi et d’une autre protection sociale légale1.
Un autre dispositif est créé sur la base de la circulaire du secrétaire d’Etat à la Sécurité Sociale Adrien Zeller, ministre du Gouvernement Chirac. Elle ouvrait la possibilité aux Départements de créer une allocation de 2000 francs par mois pour des publics actifs et sans aucun revenu de plus de 25 ans en contrepartie d’un travail à mi-temps pour une collectivité ou une association. Expérimenté en Ile-et-Vilaine, il s’est heurté à la difficulté de proposer du travail et donc d’octroyer l’allocation.
Le rapport de Joseph Wresinski sur la grande pauvreté et la précarité économique du Conseil Economique et Social propose en février 1987 de généraliser ces expérimentations avec la mise en place d’un « plancher minimum de ressources »2. S’appuyant sur l’article d’un chercheur suisse3, le fondateur d’ATD Quart-Monde soutient que « l’incitation au travail doit être en relation avec la capacité de travailler » en opposant l’obligation de travailler et le droit de travailler dû à tous4.
Ce rapport inspire l’idée de Revenu Minimum d’Insertion portée par Michel Rocard puis François Mitterrand pour son deuxième mandat5. La loi sur le Revenu Minimum d’Insertion est votée à la quasi-unanimité (3 députés contre et 24 abstentions) le 1er décembre 1988. Bien après d’autres pays européens. Garantie d’un revenu différentiel familialisé alloué aux personnes résidant légalement en France, sa seule véritable restriction porte sur l’âge de 25 ans. Son montant est de 49% du salaire minimum.
Dans ce consensus apparent, deux lectures de « l’insertion » s’opposent malgré tout :
1- Une position solidariste6 où la Nation reconnaît une dette envers les personnes pauvres et sa responsabilité face à ce problème. On peut lire dans la loi que l’insertion est un « impératif national7 » reprenant l’expression désignant le « droit aux secours » dans la loi du 28 juin 1793. Son article 1er proclame :
« Toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l’économie et de l’emploi, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. L’insertion sociale et professionnelle des personnes en difficulté constitue un impératif national. Dans ce but, il est institué un revenu minimum d’insertion mis en œuvre dans les conditions fixées par la présente loi. Ce revenu minimum d’insertion constitue l’un des éléments d’un dispositif global de lutte contre la pauvreté tendant à supprimer toute forme d’exclusion, notamment dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de la formation, de la santé et du logement ».
Dans cette perspective, la reconnaissance de moyens convenables d’existence doit être assurée quel que soit le comportement des personnes. C’est la position que défend Jean-Claude Boulard, rapporteur du projet de loi à l'Assemblée Nationale « Il y a eu des sociétés dans l’histoire où le fait de travailler était dévalorisant, cela représentait une perte de statut. Nous avons fait le choix de construire une société où tout est organisé autour de la notion de travail. Si elle faillit à ses capacités de donner du travail à tous, alors n’a-t-elle pas l’obligation de fournir un revenu décent à ses membres ?8 »
2- Une position libérale visant à responsabiliser les individus. Il s’appuie sur l’article 2 de la loi : « Toute personne résidant en France dont les ressources (…) n'atteignent pas le montant du revenu minimum (...), qui est âgée de plus de vingt-cinq ans ou assume la charge d'un ou plusieurs enfants et qui s'engage à participer aux actions ou activités définies avec elle, nécessaires à son insertion sociale ou professionnelle, a droit, dans les conditions prévues par la présente loi, à un revenu minimum d'insertion. ». Michel Rocard voulait éviter de mettre en place un « dispositif désincitatif à l’emploi9 » Pour le député UDF Denis Jacquat, « le contrat d’insertion doit être perçu par son bénéficiaire comme un engagement ferme qui conditionne le versement de l’allocation ». Dans les faits, ce contrat n’a pas été mis en œuvre dans tous les départements ni pour tous les allocataires. Il a donné lieu à peu de sanctions même si la possibilité de sanction a toujours pesé au-dessus des têtes.
Il ne faut pas caricaturer les oppositions. Le positionnement de certains députés sont nuancés. Le 4 octobre 1988, la députée RPR Roselyne Bachelot proclame : « Pour notre groupe, l'ardente obligation de l'insertion ne s'impose pas seulement aux bénéficiaires, mais à l'ensemble du corps social qui doit se mobiliser pour trouver des réponses adaptées à chaque personne. Cette obligation passe par l'élaboration d'un contrat d'insertion (...). Il n'est pas question de subordonner le versement du RMI à la signature du dit contrat, mais il faut pouvoir suspendre le versement de l'allocation si la personne ne respecte pas ses engagements ». L’expression « ardente obligation de l’insertion » est restée dans les mémoires.
L’autonomie sociale et économique dépend désormais - en dernier ressort - des actions de l’Etat et de l’allocataire. Avec le RMI, le pauvre est dans une certaine mesure dissocié du travailleur. Son droit au revenu est désormais fondé sur son état de nécessité.
Le mot « droit » est utilisé dans le débat public sur le RMI avec deux sens différents. Le premier évoque un caractère inaliénable, inconditionnel et indispensable à la dignité des êtres humains. Le second porte sur la contrepartie d’un devoir dans le cadre d’un contrat librement consenti par des individus déclarés autonomes et responsables. Deux indices montrent cependant qu’à cette époque-là, la première interprétation s’imposait sur la seconde :
- Le contrat est conçu comme un instrument pédagogique. Il n’intègre pas de sanctions juridiques. Robert Lafore a montré que le contrat d’insertion n’intégrait pas les dimensions habituelles d’un contrat juridique. Il n’est pas la rencontre de deux volontés mais porte l’objectif de « susciter la volonté d’insertion ». Les engagements du bénéficiaire ne correspondent pas à des obligations juridiques mais à des déclarations d’intention qui peuvent évoluer. Il n’y a pas de réelles sanctions envers l’allocataire ni envers la collectivité qui ne proposerait pas d’actions d’insertion10. Cela va d’ailleurs engendrer des expérimentation d'actions collectives dans certaines Caisses d'Allocations Familiales en partenariat avec des centres sociaux.
- Les actions et activités sont décidées en prenant en compte l’avis de la personne concernée dans les champs de l’éducation, l’emploi, la formation, la santé et le logement. Les allocataires sont reconnues comme des interlocutrices potentielles et non seulement des individus objets de politiques publiques incitatives11. La pédagogie du contrat avait d’ailleurs été entre autre expérimentée par ATD après 1977 avec des familles relogées en cité de promotion familiale. Ces contrats d’une durée de six mois étaient renouvelables et les termes pouvaient en être modifiés12. L’ayant-droit devenait un partenaire même si c’est la Commission Locale d’Insertion composée des différentes institutions, d’élus et de travailleurs sociaux qui le validaient.
La loi votée en 1988 intègre son réexamen par le Parlement au bout de trois ans suite à une évaluation. La Commission nationale d’évaluation du RMI rend son rapport en 1992. Il conclut à « un consensus quasi-général sur l’utilité sociale de l’allocation » même s’il pointe un certain nombre de limites : manque de connaissance et de compréhension de leurs droits par les bénéficiaires ; faiblesses de mise en œuvre : délais de paiement importants, volet insertion « insuffisant », ... Le RMI est pérennisé par la loi du 29 juillet 1992.
Le RMI avait prévu de toucher 350 000 allocataires au maximum. Or, au bout de deux ans, à la fin de l’année 1990, il touchait déjà 496 285 ménages. Cinq ans plus tard, 900 000. L’adoption de règles d’indemnisation du chômage plus restrictives13 après 1992 fait exploser le nombre d’allocataires concernés. Le RMI devient de fait une troisième filière d’indemnisation du chômage. Les montants de l’allocation gérée par l’Unedic sont trop faibles ou inexistants dans un contexte de croissance des contrats précaires14. Dans de nombreux départements, l'océan de demandes de soutien financier met au second plan l’insertion malgré la création d’un vaste secteur d’offres d’activités intermédiaires allant de la définition d’un projet professionnel proposées par l’ANPE à des emplois aidés en passant par des postes dans des associations intermédiaires ou des entreprises d’insertion, des offres d’apprentissage et de formation professionnelle, des stages...
Cela mine la légitimité du RMI. Dans les sondages, le soutien de l’opinion publique au RMI diminue15. La pauvreté est attribuée à la responsabilité des personnes (de leur compétence, de leur volonté de s’insérer...) plutôt qu’ à une organisation sociale et économique plus générale. Les appels à la réforme se multiplient dans la sphère politique.
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1 On peut citer Rennes (limité aux familles avec enfants pendant 14 mois avec implication d’ATD Quart-Monde, la CAF et le CCAS et sans contreparties), St Etienne (limité aux personnes seules avec enfants), Nantes et Charleville-Mézières (limité aux personnes seules et couples sans enfants) ; Clichy (limité aux chômeurs) ; Auxerre ; Besançon (créé en 1972 avec 70 % du Smic sans prendre en compte les allocations familiales pour un mois renouvelable) ; Nîmes (70 % du Smic en prenant en compte les allocations familiales) ; Belfort (un an renouvelable par trimestre) ; Grenoble (financé par la CAF)
2 Wresinski Joseph, « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », Conseil Economique et Social, 1987, 113p,
3 Probablement Enderle Georges, Sicherung des Existenzminimums im nationalen und internationalen Kontext - eine wirtschaftsethische Studie [Securing the Minimal Standard of Living in the National and International Context - A Business Ethics Perspective], Bern/Stuttgart, Haupt, 1987.
4 Il ajoute : « La question de la contrepartie à la garantie d'un minimum de ressources appelle quelques observations. Il ne peut s'agir d'un travail-alibi, ni de créer des activités de nature à concurrencer le secteur marchand ; il s'agirait davantage d'un effort de l'intéressé en vue de son insertion sociale, lui permettant d'accroître son capital de formation. »
5 Le principe est inscrit dans sa Lettre à tous les français : « peu importe le nom qui lui sera donné, revenu minimum d'insertion, revenu minimum garanti. L'important est qu'un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n'ont rien, qui ne peuvent rien, qui ne sont rien. C'est la condition de leur réinsertion sociale », 1988
6 Le solidarisme est une doctrine politique formulée par Léon Bourgeois et Alfred Fouillée à la fin du XIXe siècle, affirmant que les citoyens ont un devoir d’assistance mutuelle en raison de notre interdépendance. Ils popularisent le mot de solidarité qui influença profondément les politiques sociales de la IIIe République.
7 L’expression est reprise dans la loi du 29 juillet 1998 contre les exclusions : « « La lutte contre les exclusions est un impératif national fondé sur le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains et une priorité de l’ensemble des politiques publiques de la nation. ».
8 BOULET Anne-Marie, Vingt ans après, retour sur la naissance du RMI, 3 décembre 2008
9 « Pour endiguer l’enthousiasme de Boulard, je ne voulais à aucun prix d’un dispositif désincitatif à l’emploi, parce que ce genre de risque existe toujours, c’était mon plus gros souci » ROCARD Michel (2008), Les 20 ans du RMI, propos recueillis par Nathalie Georges et Nicolas Grivel, 21 novembre 2008
10 Lafore Robert, Les trois défis du RMI. A propos de la loi du 1er décembre 1988, L'Actualité juridique, 20 octobre 1989, p. 563-585.
11 « Une des principales déficiences de l'organisation sociale de nos jours semble être l'absence de droit des pauvres à la parole ; leur réduction à la dépendance, au contrôle, à l'état d'objets plutôt que de sujets des politiques de protection, est généralement dénoncée : les auteurs font ressortir qu'être identifiés dans leur histoire pour ce qu'ils sont plutôt que pour la charge qu'ils représentent, les entendre, leur laisser, une place dans le dialogue apparaît alors comme une des clés de la solution du problème » WRESINSKI Joseph (1987), Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Paris, Conseil Economique et Social, Journal Officiel, 11 février 1987, 104p, http://www.joseph-wresinski.org/IMG/pdf/WRES_JO87.pdf Le terme de « participation » est cité 49 fois dans le rapport dont la plupart du temps en référence à la participation des personnes pauvres à la vie sociale, associative et politique.
12 De Robertis, Cristina, Le contrat en travail social : fondements éthiques et opérationnalité. Service social, vol.43 (n°3), p139–152., 1994
13 Suite à une négociation entre partenaires sociaux, l’Unedic adopte une allocation unique dégressive.
14 Les premiers contrats de travail temporaires sont autorisés en 1986
15 Espinasse Marie-Thérèse et Sautory Olivia Les opinions des Français sur la pauvreté et le RMI, s.l., La Découverte, 2008