1945. Naissance de la Sécurité Sociale

1945. Naissance de la Sécurité Sociale

Chapo
Où l’on découvre la complexité du moment fondateur de l’histoire de la protection sociale française.
Corps

ordonnance 1945
Image Archives Nationales

Dans son texte intitulé « Les jours heureux », le Conseil National de la Résistance (CNR) proclame « un plan complet de sécurité sociale ». Ce texte célèbre est pourtant ambigu. La volonté de compromis est réel et l’orientation générale se distingue des années trente et de la Collaboration (avec les nationalisations). Mais il reflète aussi des désaccords internes entre mouvements de la résistance, comme sur le vote des femmes ou la constitution.

Les discussions opposent notamment ses membres sur le mode de financement de la Sécurité sociale. Le communiste Pierre Villon est favorable à ce que les assurances sociales soient « à la charge de l’État » quand d’autres préfèrent « un vaste système d’assurances ». Pour atteindre un consensus, la formule « Les assurances sociales à la charge de l’État couvrant tous les risques de maladie et d’accidents » est supprimée. Le terme « assurances sociales » est remplacé par « la sécurité sociale » en référence au discours du général De Gaulle dans sa Déclaration aux mouvements de résistance de juin 19421. Il s’inscrit dans un contexte international où le plan Beveridge, le New Deal de Roosevelt et les discussions au sein de l’Organisation internationale du Travail poussent à adopter ce type de mesure. D’ailleurs, même si c’est un sujet considéré comme secondaire, d’autres résistants ont réfléchi à Londres ou ailleurs à la refondation de la protection sociale2.

La proclamation du CNR a eu un impact important sur l’opinion publique notamment dans les années 2000. Pourtant, à la Libération,  les ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945 sont adoptées par l’Assemblée consultative provisoire sans référence à ce texte.

 

Une histoire d'hommes.

On peut chercher à attribuer la paternité de ces ordonnances. De toute évidence, c’est une histoire d’hommes - les femmes obtiennent seulement le droit de vote et ne sont pas présentes dans ces cercles de décision. Ce n'est pas l’oeuvre d’une seule personne : des hommes aux parcours et aux convictions opposées ont travaillé ensemble à des compromis :

  • Adrien Tixier qui représente la France Libre à la conférence internationale du travail en mai 1944 à Philadelphie. Il est commissaire général aux Affaires sociales dans le Gouvernement Provisoire du 26 août 1944 au 9 septembre 1944
  • Alexandre Parodi qui lui succède au poste de ministre du Travail et de la Sécurité sociale quand les ordonnances sont adoptées. Il porte l’intention de « prélever sur les revenus des individus favorisés les sommes nécessaires pour compléter les ressources des travailleurs ou des familles défavorisées3 »
  • Gaston Tessier, secrétaire général de la CFTC de 1919 à 1953 et membre de la mutualité catholique, interlocuteur majeur du Gouvernement provisoire qui se fait le porte-voix de l’opposition à la caisse unique.
  • Pierre Laroque, déjà impliqué dans les projets des Assurances Sociales avant Guerre, était directeur général des Assurances sociales dès le 5 octobre 1944. Proche de De Gaulle, il préside la Caisse nationale de Sécurité Sociale jusqu’en 1967 ce qui a marqué profondément dans cette institution.
  • Ambroise Croizat, syndicaliste (Métallurgie, CGT), membre du Parti Communiste Français, nommé ministre du Travail quelques jours plus tard le 21 novembre 1945. Il le reste jusqu’au 16 décembre 1946 puis du 22 janvier au 4 mai 1947. Il a joué un rôle prééminent dans la mobilisation des unions locales et départementales de la CGT pour créer les caisses locales.

Ces ordonnances sont largement adoptées mais ne font pas consensus : celle du 4 octobre recueille 194 voix pour, 1 voix contre et 84 abstentions (MRP, CFTC et quelques radicaux) sauf sur une idée centrale : des droits ouverts aux travailleurs.

 

Une émancipation des travailleurs.

Il faut relire l'exposé des motifs de l'ordonnance du 4 octobre 1945 :

« La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère.
Envisagée sous cet angle, la sécurité sociale appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de très grande généralité à la fois quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre. Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité ; un tel résultat ne s’obtiendra qu’au prix de longues années d’efforts persévérants, mais ce qu’il est possible de faire aujourd’hui, c’est d’organiser le cadre dans lequel se réalisera progressivement ce plan (…)
Il est institué une organisation de la sécurité sociale, destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maladie ou de maternité qu'ils supportent. »

La France est appauvrie par des années de guerre et d’occupation. On organise donc un programme dont la concrétisation est progressive. L’ouverture de droits se fait d’abord autour du travail et non de la citoyenneté. On peut l’expliquer par la puissance de la CGT et du Parti Communiste mais c’était aussi un point partagé par les gaullistes qui cherchent à réconcilier les classes sociales pour constituer de nouveaux rapports sociaux. Le système de protection sociale est fondé sur la condition salariale. L'emploi devient un travail subordonné en échange d'un salaire et de droits sociaux. « L'instauration de la Sécurité Sociale en 1945 constitue d'abord une étape décisive de la protection du salariat (…) Mais l'évolution du système pendant la décennie suivante accomplit le passage d'une société de classes à une société salariale4 ».

Cet exposé des motifs a certainement été rédigé par Laroque lui-même. Il est très proche d’une conférence qu’il a prononcé devant les futurs cadres de la Sécurité Sociale le 23 mars 1945. Ce jour-là, il déclare que la Sécurité Sociale vise à « débarrasser les travailleurs de la hantise du lendemain, de cette incertitude génératrice chez eux d'un constant complexe d'infériorité paralysant l'expansion de leur personnalité, et origine réelle de la distinction des classes entre les possédants, sûrs d'eux-mêmes et de leur avenir et les non-possédants, constamment sous la menace de la misère. Mon souci est donc d'atteindre à plus de justice sociale, à réduire les inégalités existant entre les hommes sur le plan de la sécurité du lendemain5 ». Cette formulation permettait de rassembler des acteurs aux positionnements politiques assez éloignés les uns des autres. 

Dernier élément : le caractère obligatoire de la Sécurité Sociale suscite la défiance des associations caritatives qui critiquent un « appareil administratif » et défendent  l’« esprit d'entraide désintéressé jusqu'au dévouement et à l'abnégation totale ». C’est pourtant cette obligation de cotiser qui fonde le changement d’échelle et l’entrée de la France dans une ère de prospérité sociale.

 

Un compromis plus qu’un système.

Sur la base d’une motivation assez large et imprécise, la Sécurité Sociale naissante n’est pourtant pas homogène :

  • Elle crée un régime général pour les retraites, les accidents du travail et la maladie des salariés. La fonction publique est couverte directement par l’Etat. Les chômeurs et ceux qui vivaient d’expédients et de petits travaux en sont exclus. La Sécurité Sociale est centrée sur le salariat privé mais les professions intermédiaires et agricoles en sont exemptés, les cadres ont obtenu la reconnaissance de leur spécificité et les régimes antérieurs sont maintenus (et deviennent « spéciaux »). Chaque groupement professionnel cherche à se maintenir à distance de la classe ouvrière et veut maintenir ses avantages « acquis ».
  • La création de caisses locales autonomes vise à rationaliser la gestion afin d’éviter une multitude d’organismes à base professionnelle. Dans celles-ci, les syndicats de salariés ont trois quart des sièges, le patronat en détenant un quart. Mais au final, 120 régimes de base sont maintenus au-delà du régime général.
  • La Sécurité Sociale crée une assurance-maladie sans faire disparaître les mutuelles qui conservent une couverture importante des soins pour ceux qui sont couverts par l’assurance maladie et même totale pour tous ceux qui ne sont pas salariés.
  • La Sécurité Sociale est à gestion paritaire sous un contrôle étroit de l’État. Le financement du système repose sur des cotisations réparties à part égales entre salariés (4%) et employeurs (4%). L’impôt est absent. La solidarité est d’abord professionnelle et fondée sur des cotisations sociales dans un budget différent de celui de l’État. L’objectif premier consiste à responsabiliser les travailleurs. Le chômage et le manque de formation ne sont pas couverts alors que c’est déjà le cas dans d’autres pays européens. On ne se fonde pas sur la citoyenneté comme dans les pays scandinaves ou sur les besoins des seules populations paupérisées comme au début du siècle. Le travail est l’axe sur lequel l’Etat oblige employeurs et salariés à cotiser. Il le fait sans imposer sa propre bureaucratie mais en créant un système de reversement entre « assurés sociaux » géré par des caisses aux mains de ses représentants.
  • Cette Sécurité Sociale laisse une grande place à la famille mais les droits sont d’abord ceux des hommes – les femmes et les enfants étant des ayant-droits.

 

La Sécurité Sociale, fruit de débats contradictoires et non d’un consensus, est le point de départ d’une extension massive de la protection maladie et vieillesse. Elle rend effectif les droits des hommes travailleurs – et de leurs familles - sans uniformiser son organisation. Fruit d’une longue évolution, elle va constituer un socle en constante évolution vers la situation que nous connaissons actuellement.

 

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1 « Nous voulons que les Français puissent vivre dans la sécurité. A l’extérieur, il faudra que soient obtenues, contre l’envahisseur séculaire, les garanties matérielles qui le rendront incapable d’agression et d’oppression. A l’intérieur, il faudra que soient réalisées, contre la tyrannie du perpétuel abus, les garanties pratiques qui assureront à chacun la liberté et la dignité dans son travail et dans son existence. La sécurité nationale et la sécurité sociale sont, pour nous, des buts impératifs et conjugués. ». Ce texte est le premier rassemblant résistance intérieure et résistance extérieure. Il est largement relayé dans les journaux de la résistance intérieure.

2  Jean-Pierre Le Crom, « Les idées de la résistance », in La protection sociale sous le régime de Vichy, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 337‑354

3  Exposé des motifs accompagnant la demande d’avis n°504 sur le projet d’organisation de la Sécurité Sociale, Bulletin de liaison n°14 du Comité d’histoire de la Sécurité Sociale

Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Gallimard, 1995.

5  Pierre Laroque, « Sécurité sociale et assurances sociales : la mise en œuvre de la sécurité sociale », Vie sociale, 10, 2015, p. 51‑71